"L'interprétation : de la vérité à l'événement", Argument du congrès 2020 de la NLS à Gand, par Éric Laurent
L’interprétation : de la vérité à l’événement
par Éric Laurent
Discours prononcé à Tel-Aviv, le 2 juin 2019
Dès que l’on évoque l’interprétation surgit un malentendu. Le binaire entre le texte et son interprétation nous fourvoie. Nous tombons immédiatement dans l’illusion qu’il existerait le langage de l’inconscient et que celui-ci appellerait un métalangage, l’interprétation. Lacan n’a pas cessé de marteler que l’expérience de la psychanalyse lui permettait non seulement d’affirmer qu’il n’y avait pas de métalangage, mais que ce dire donnait la seule chance de s’orienter correctement dans cette expérience. Deux propositions fondamentales en découlent. Le désir n’est pas l’interprétation métalangagière d’une pulsion confuse préalable. Le désir c’est son interprétation. Les deux choses sont de même niveau. Une deuxième proposition doit y être ajoutée : « les psychanalystes font partie de l’inconscient, puisqu’ils en constituent l’adresse[1]. » Le psychanalyste ne peut faire mouche que s’il se tient à la hauteur de l’interprétation qu’opère l’inconscient, déjà structuré comme un langage. Encore faut-il ne pas réduire ce langage à la conception mécanique que peut en avoir la linguistique. Il faut lui ajouter la topologie de la poétique. La fonction poétique révèle que le langage n’est pas information, mais résonance, et met en valeur la matière qui lie le son et le sens. Elle dévoile ce que Lacan a nommé le motérialisme,qui en son centre enserre un vide.
Le vide et le sujet
Les Séminaires s’ouvrent sur la question de l’interprétation comme pratique de mise au jour du vide central du langage. Les premières lignes du premier Séminaire indiquent: « Le maître interrompt le silence par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. Le maître n’enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver[2]. »
Il ne faut pas se tromper, ces lignes ne concernent pas seulement la forme que doit prendre l’enseignement en général, elles visent l’interprétation analytique dans sa pratique la plus ancrée dans l’expérience de la cure. Nous le verrons plus loin. Admettons ce lien entre l’interprétation et le « n’importe quoi », au sens le plus large, l’hétérogène. Nous suivrons alors plus facilement le développement de la réflexion de Lacan sur l’interprétation depuis son premier enseignement jusqu’à ce qu’il ait été conduit, par son dernier enseignement à « passer à l’envers » de l’interprétation, selon la problématique mise au jour par Jacques-Alain Miller. À l’horizon le plus radical de cette nouvelle perspective, Lacan sera conduit à fonder la possibilité même de l’interprétation sur une nouvelle dit-mansion, mélange hétérogène du signifiant et de la lettre. C’est cette nouvelle dimension, apport spécifique de la psychanalyse, ajout des fonctions de la langue inaperçu de la linguistique, même celle de Jacobson, si sensible pourtant à la fonction poétique, qui accroche l’interprétation à la définition du symptôme comme événement de corps. L’interprétation devient ainsi événement du dire, qui peut s’élever à la dignité du symptôme, ou selon l’expression cryptique de Lacan, l’éteindre. C’est ce cheminement que nous entreprendrons dans cet article. Nous nous interrogerons d’abord sur l’hétérogène de l’interprétation. Puis nous exposerons le passage à l’envers de l’interprétation. Nous considèrerons ensuite l’interprétation comme jaculation, entre oral et écrit. Nous terminerons sur quelques aspects de la pratique de la nouvelle dit-mansion ainsi révélée, et comment elle nous permet de circuler entre les différents niveaux de l’interprétation qui sont mobilisés au cours de l’expérience psychanalytique elle-même.
L’interprétation comme hétérogène
Lorsque Lacan isole le n’importe quoi du maître zen[3], Lacan ne parle pas de la technique zen en général, mais spécialement de celle d’un des fondateurs d’une école dont l’influence a été centrale dans la transmission du Bouddhisme Chan au Japon. Cet auteur était cher à celui que Lacan appelait son « bon maître[4] », Paul Demiéville, qui venait de publier en 1947 une étude fondamentale, « le miroir spirituel », sur laquelle Lacan prendra appui. Le sinologue, lisant le sanskrit et spécialiste du bouddhisme, est celui qui définit la différence entre bouddhisme indien et chinois, en opposant le gradualisme indien au subitisme chinois[5]. L’accent mis par le Chande Linji sur la production soudaine de la vacuité par rupture est l’exemple même de ce subitisme. Les références lacaniennes à l’éclair doivent en ce sens autant à l’éclair de la vacuité de Linji qu’à l’éclair héraclitéen de Heidegger. Jacques-Alain Miller a insisté sur ce versant de l’enseignement de Lacan, souhaitant « se laisser ainsi conduire par la lettre de Freud jusqu’à l’éclair qu’elle nécessite, sans lui donner d’avance rendez-vous, ne pas reculer devant le résidu, retrouvé à la fin, de son départ d’énigme, et même ne pas se tenir quitte au terme de la démarche de l’étonnement par quoi l’on y a fait entrée[6] ».
Nous sommes autorisés à mettre en relation l’intervention du maître Zen pour délivrer le pratiquant de ses habitudes mentales, avec l’interprétation analytique par le dit de Lacan, selon lequel l’interprétation doit viser l’objet, et spécialement sous la guise du vide. « Chacun sait qu’un exercice Zen, ça a tout de même quelque rapport, encore qu’on ne sache pas bien ce que ça veut dire, avec la réalisation subjective d’un vide[7]. »
L’accent mis sur l’éclair souligne que notre rapport à la temporalité est bien plus profond que la description du rapport au temps, qu’il s’agisse du nombre des séances ou de leur durée. Ce point d’éclair, avec la version Zen, l’autre version la plus développée en est l’éclair heideggérien s’appuyant sur l’aphorisme d’Héraclite [8] : « Les tous, l’éclair les régit » – c’est là l’une des traductions de cet aphorisme. Signalons au moins ceci : l’éclair ne fait pas partie des « tous ». L’éclair n’est pas un étant. Il ne se compte pas parmi les étant, et ne s’y ajoute pas. Il est lumière qui lui permet d’être distingué. À l’horizon de l’analyse, c’est ce qui permet de discerner chaque chose dans sa singularité.
L’interprétation analytique tient compte de cet hétérogène en ne se centrant pas seulement sur la parole ou l’énoncé. Au-delà de sa variété de support, elle doit être guidée par la recherche d’un effet de vérité conçue comme rupture. Son « n’importe quoi » n’est donc pas assimilable à toute intervention du psychanalyste, il faut encore qu’il veuille produire l’effet de rupture d’une vérité qui n’est ni simple adequatio, ni production quelconque de sens,et qu’il tienne compte des apories de cette visée.
C’est pour cela que Lacan s’intéresse, dans les années cinquante, aux considérations du psychanalyste anglais hétérodoxe Edward Glover, dans les années trente, en se servant de ses développements sur l’effet de l’interprétation inexacte. « Un article dont je vous conseille la lecture à ce propos est celui de Glover qui s’intitule “Therapeutic Effects of the Inexact Interpretation”, …La question est fort intéressante, et elle amène Glover à dresser une situation générale de toutes les positions prises par celui qui se trouve en position de consultant par rapport à un trouble quelconque. Ce faisant, il généralise, il étend la notion d’interprétation à toute position articulée prise par celui que l’on consulte, et il fait l’échelle des différentes positions du médecin par rapport au malade. Il y a là une anticipation de la relation médecin-malade[9]. » Glover est sensible aux apories des chemins de l’interprétation mais ne tient pas compte de la mise en fonction du lieu de la vérité comme tel. Le fluide phlogistique dont il s’agit est en fait le sens tel qu’il se présente comme s’échappant de la relation entre êtres humains spontanément sans aucun support et aucun principe. « Cette importance du signifiant dans la localisation de la vérité analytique, apparaît en filigrane, dès qu’un auteur se tient ferme aux connexions de l’expérience dans la définition des apories. Qu’on lise Edward Glover, pour mesurer le prix qu’il paye du défaut de ce terme : quant à articuler les vues les plus pertinentes, il trouve l’interprétation partout, faute de pouvoir l’arrêter nulle part, et jusque dans la banalité de l’ordonnance médicale, … L’interprétation ainsi conçue devient une sorte de phlogisitique : manifeste en tout ce qui se comprend à tort ou à raison[10]. »
En raison de la prolifération du sens, Glover est bien inspiré de saisir que la binarité vrai/faux ne convient pas dans la psychanalyse. « Quand Monsieur Glover parle d’interprétation “exacte” ou “inexacte”, il ne peut le faire que pour éviter cette dimension de la vérité …il est bien difficile de parler d’interprétation “fausse”…l’interprétation inexacte. … quelquefois, elle ne tombe pour autant à côté… Parce que la vérité se veut rebelle, que tout “inexacte” qu’elle soit, on l’a tout de même chatouillée quelque part[11]. » Mais ce que Lacan met en valeur c’est que le niveau d’opposition entre le vrai et le faux, insuffisant pour qualifier ce dont il s’agit dans l’expérience analytique est la place en réserve de la vérité comme ce qui peut faire trou, faire vide dans le discours et que cette place est occupée par le psychanalyste qui a autorisé le discours de « l’association libre », que Lacan débarrasse du terme connoté historiquement d’association, pour simplement le qualifier de discours libre.
« Dans ce discours analytique destiné à captiver la vérité, c’est la réponse-interprétation, interprétative, qui représente la vérité, l’interprétation… comme étant là possible… le discours que nous avons commandé comme discours libre a pour fonction de lui faire place.Il tend à rien d’autre qu’à instituer un lieu de réserve pour qu’elle s’y inscrive, cette interprétation, comme lieu réservé à la vérité. Ce lieu est celui qu’occupe l’analyste. Je vous fais remarquer qu’il l’occupe, mais que ce n’est pas là que le patient le met ! C’est là l’intérêt de la définition que je donne du transfert… Il est placé en position de sujet supposé savoir[12]. »
L’interprétation analytique est ainsi prise entre le savoir supposé sur ce qu’est le lien mystérieux entre l’inconscient et de la jouissance et la vacuité effective qu’il s’agit de produire. « C’est-à-dire qu’il est entre deux chaises, entre la position fausse d’être le sujet supposé savoir (ce qu’il sait bien qu’il n’est pas), et celle d’avoir à rectifier les effets de cette supposition de la part du sujet, et ceci au nom de la vérité. C’est bien en quoi le transfert est source de ce qu’on appelle résistance[13]. »
À l’interprétation qui produit du sens qui se comprend, sans aucune limite, Lacan oppose l’effet de vérité de l’interprétation en tant qu’elle renvoie à un vide fondamental, une absence première. L’interprétation trouve ainsi son fondement comme la reprise de l’insertion dans le signifiant de ce qu’il appelle de façon remarquable la vie. « La signification n’émane pas plus de la vie que le phlogistique dans la combustion ne s’échappe des corps. Bien plutôt faudrait-il en parler comme de la combinaison de la vie avec l’atome O du signe [Lacan précise en note : O doit être lu zéro], du signe, en tant d’abord qu’il connote la présence oul’absence, en apportant essentiellement l’etqui les lie, puisqu’à connoter la présence ou l’absence, il institue la présence sur fond d’absence, comme il constitue l’absence dans la présence[14]. » Et Lacan donne comme figure de ce moment inaugural de la conjonction de la place du Zéro de position du sujet inclus dans le signifiant avec la vie dans le jeu du Fort-Da. « Point d’insémination d’un ordre symbolique qui préexiste au sujet infantile et selon lequel il va lui falloir se structurer[15]. »
Lacan conclut son développement sur le fait que l’hétérogène de l’interprétation ne la laisse pas pour autant sans règles. Ce n’est pas tout et n’importe quoi. C’est un n’importe quoi qui doit viser le vide de l’absence première de l’objet perdu. Il s’accompagne d’une marque particulière d’une marque prélevée sur la vie et marque le lieu d’un non-objet qu’il dénommera bientôt objet a. « Nous nous épargnerons de donner les règles de l’interprétation. Ce n’est qu’elles ne puissent être formulées, mais leurs formules supposent des développements que nous ne pouvons tenir pour connus[16]. » Les développements qu’il laisse de côté dans la « Direction de la cure » sont ceux des rapports entre l’hétérogène de l’interprétation et sa visée précise de la vacuité subjective, mémorial de la trace de jouissance laissée par l’objet perdu initial, par l’impossibilité de répéter à l’identique la rencontre contingente avec la jouissance. Elle ne pourra qu’être répétée avec son ratage de rencontre manquée. Là est la version psychanalytique du vide bouddhique et de la vacuité qu’il s’agit de produire dans l’expérience.
De l’interprétation traduction à l’interprétation coupure
C’est dans le lien entre l’interprétation hétérogène et le vide inaugural que se situe le passage dans l’enseignement de Lacan entre l’interprétation qui donne sens et son envers. Jacques-Alain Miller en a défini la problématique dans un article retentissant opposant l’interprétation traduction à l’interprétation asémantique ne renvoyant qu’à l’opacité de la jouissance. La place vide n’est plus « en réserve », elle est au premier plan « La question n’est pas de savoir si la séance est longue ou brève, silencieuse, ou parleuse. Ou bien la séance est une unité sémantique, celle où S2 vient faire ponctuation à l’élaboration - délire au service du Nom-du-Père - bien des séances sont ainsi. Ou bien la séance analytique est une unité asémantique reconduisant le sujet à l’opacité de sa jouissance. Cela suppose qu’avant d’être bouclée, elle soit coupée[17]. » La polarité fondamentale n’est plus entre le sens et la vérité comme trou, mais entre les deux faces de la jouissance : ce qui est place vide dans le discours et le troue, mais qui s’impose dans son plein d’opacité.
Cette nouvelle polarité n’est appréhendée dans son plein développement qu’en rompant avec les illusions non plus seulement de l’intersubjectivité, mais aussi du dialogue. C’est ce que Jacques-Alain Miller fait valoir dans son invention du concept de l’apparole reconfigurant les avancées du dernier enseignement de Lacan. « L’apparole est un monologue. Ce thème du monologue hante le Lacan des années soixante-dix – le rappel que la parole est surtout monologue. Je propose ici l’apparole comme le concept qui répond à ce qui se fait jour dans le Séminaire Encore, quand Lacan interroge de façon rhétorique – Lalangue sert-elle d’abord au dialogue ? Rien n’est moins sûr[18]. »
Si, pour lalangue, l’utile n’est pas de mise c’est qu’elle a partie liée avec la jouissance. « Ce qui répond à la formule que Lacan donne dans le Séminaire Encore,- La où ça parle, ça jouit.Cela veut dire, dans le contexte, cela jouit de parler[19]. » Alors que l’interprétation sémantique voulait faire relance, l’interprétation qui s’affronte à la jouissance vise, au contraire, une non-relance. « Il faut une limite au monologue autiste de la jouissance. Et je trouve très illuminant de dire – L’interprétation analytique fait limite. L’interprétation, au contraire, a une potentialité infinie[20]. » La potentialité infinie du discours libre ne pose comme seule limite à la jouissance que celle du principe de plaisir. La limite de l’interprétation se veut autre. « Dire n’importe quoimène toujours au principe du plaisir, au Lustprinzip. C’est-à-dire là où ça parle, ça jouit. C’est le commentaire de ça. En particulier parce qu’on met entre parenthèses les interdits, les inhibitions, les préjugés, etc., quand ça se met vraiment à tourner à ce niveau-là, il y a une satisfaction de la parole[21]. » Et Jacques-Alain Miller donne donc une visée nouvelle à l’interprétation. En lieu et place du recours au principe de plaisir et ses possibilités indéfinies, il s’agit d’introduire la modalité de l’impossible comme limite. « Cela indique quelle pourrait être la place de l’interprétation analytique, en tant qu’elle interviendrait à contre-pente du principe du plaisir. Il faudrait formuler, dans la ligne de ce que suggère Lacan…que l’interprétation analytique introduit l’impossible[22]. » Par l’introduction de cette modalité qui rompt avec l’association libre de la parole, par la mise en place d’un «certain ça ne veut rien dire. »[23], l’interprétation, qui passe par la parole, passe du côté de l’écrit, seul capable de prendre en charge le trou du sens et l’impossible. « À l’instar de la formalisation, l’interprétation, … est plutôt du côté de l’écrit que du côté de la parole. En tout cas, elle doit se faire àl’envi de l’écrit, dans la mesure où la formalisation suppose l’écrit[24]. »
La problématique de l’interprétation a-sémantique introduit une dimension hybride entre le signifiant et la lettre, alors que tout un pan de l’enseignement de Lacan les oppose. Elle rend compte du fait que Lacan en vient à opposer l’interprétation et la parole. « L’interprétation analytique […] porte d’une façon qui va beaucoup plus loin que la parole. La parole est un objet d’élaboration pour l’analysant, mais qu’en est-il des effets de ce que dit l’analyste – car il dit. Ça n’est pas rien de formuler que le transfert y joue un rôle, mais ça n’éclaire rien. Il s’agirait d’expliquer comment l’interprétation porte, et qu’elle n’implique pas forcément une énonciation[25]. »
L’a-sémantique et le c’était écrit
L’inconscient freudien, dit encore J.-A. Miller, « cet inconscient que Lacan a traduit par le terme de sujet supposé savoir [est] une illusion structurale : l’illusion que le passé, en tant qu’il contient tout ce qui a été le présent […] était là avant l’expérience même du présent[26] ».
Le sujet supposé savoir, c’est l’illusion structurale selon laquelle ce qui se dit renvoie au passé, à ce qui a eu lieu, comme si c’était déjà là avant l’expérience de la séance analytique, avant de parler. Saisissons cette idée, comme le fait Jacques-Alain Miller, dans sa force maximale ! Il s’agit dans notre interprétation de transformer l’illusion du sujet supposé savoir, liée à la chaîne signifiante, en montrant que cette illusion est fondée sur un régime inédit, nouveau, de l’instance de la lettre : le « c’était écrit ».
Dans le premier enseignement de Lacan, l’interprétation avait pour effet de donner accès aux chapitres gommés de mon histoire, à ce qui était écrit dans les chapitres de l’histoire. Dans le second, Lacan se défait de cette référence à l’histoire pour ne garder que la référence au « c’était écrit ». L’effet de supposé savoir, sa généralisation, doit être maintenu à partir de la puissance du « c’était écrit ». Une nouvelle conception de l’interprétation s’en dégage : «L’interprétation, dont l’essence est le jeu de mots homophoniques, est le renvoi de la parole à l’écriture, c’est-à-dire, le renvoi de chaque énoncé présent à son inscription, à son énonciation par le sujet supposé savoir[27]. »
Le rapport à l’énonciation dans le régime du sujet supposé savoir passe à celui du « c’était écrit dans l’équivoque » grâce à la nouvelle conception de l’interprétation dans le second enseignement. L’interprétation en tant qu’homophonie (premier enseignement) est prise dans la généralisation de l’équivoque qui suppose un renvoi au c’est écrit, elleconvoque le rapport très complexe entre parole et écriture. Dans le Séminaire XXIII, Lacan développe l’écriture comme appui de la parole, refusant de suivre Jacques Derrida dans son idée de l’écriture comme impression, trame, trace. Lacan se sert de l’écriture et la définit à partir de l’expérience analytique, qui renvoie la parole à l’écrit, à l’illusion structurale généralisée du « c’était écrit ». Il construit une littéralité, un rapport à l’instance de la lettre à partir de l’expérience. « Une interprétation veut toujours dire “tu as mal lu ce qui était écrit”. En ce sens, l’interprétation est une rectification de la lecture du supposé savoir. L’interprétation suppose que la parole elle-même est une lecture, qu’elle reconduit la parole au “texte original”[28]. »
Dans le Séminaire XXIII, Lacan montre comment des signifiants viennent s’accrocher au nœud RSI – cette lettre en trois dimensions. Ils viennent prendre appui sur cette écriture. Sa construction du cas Joyce est l’écriture du lapsus du nœud. De la même façon, nous faisons jouer cette écriture comme appui chaque fois que nous faisons entendre au sujet une équivoque qui dégage l’écart entre parole et écrit. Il ne s’agit plus seulement du S1 et du S2, de l’appui de S2 pour donner sens au S1 (dont nous nous servons lorsqu’il est possible d’utiliser la puissance de la chaîne interprétative, S1–S2). Il s’agit aussi de cette écriture-appui qui fait valoir les registres extrêmement divers de l’équivoque, qui élargit le champ des interprétations possibles et le sens de notre action.
Le sujet barré, identifié à la flèche du temps, « celui qui supporte tous les paradoxes du maintenant », ne sait pas se situer et veut boucher les trous du manque-à-êtrepar les passions de l’être : la haine, l’amour. Et il y a les passions de l’âme, c’est-à-dire les passions de l’objet a, du corps affecté par la jouissance. L’interprétation du « c’était écrit » intervient dans le registre des « pathos de l’âme : […] la fluctuation des états d’âme, avec leur durée, avec leurs substitutions, avec la marge qui est laissée au sujet pour les faire durer ou pour tenter de les résorber [29] ». Interpréter signifie lire dans cette marge, intervenir sur cette marge.
En ce sens, la production de l’éclair interprétatif doit se dire au pluriel. Les éclairs des inconscients, les éclairs du parlêtre, n’incluent pas seulement l’éclair qui dépend de la chaîne signifiante. L’éclair les régit tous, l’éclair régit tous les signifiants en chaîne compacte. À la fin de l’analyse, celle-ci se défait en « pièces détachées » – comme l’indique J.-A. Miller – S1, S1, S1, un essaim qui n’est plus lié, compacté en une chaîne, mais rendu au hasard fondamental. L’éclair est aussi l’événement de corps qui vient marquer LOM qui a un corps et qui en souffre. L’événement de jouissance qui vient marquer ce corps au fer rouge est aussi un éclair, mais différent du précédent. Comme Lacan le fait apercevoir dans le Séminaire XXIII, l’éclair de l’événement de corps introduit une équivoque, une fissure dans l’être du corps, parfois de façon instantanée. À propos des phénomènes de croyance et de radicalisation, par exemple, on parle de radicalisation express : le moment d’avant, il n’était pas radicalisé, le moment d’après, il l’est – un peu plus et la bombe allait exploser. Quand il s’agit de croyance, le sujet se tient sur un fil : la croyance est liée, d’une part, à la chaîne signifiante et à l’Idéal et, d’autre part, au registre de l’événement de corps. Ces deux régimes de l’interprétation, avec ses registres infiniment variés, constituent une pierre de touche qui guide notre pratique.
L’interprétation comme jaculation
Le dire de l’analyste, qui répond au dire de l’inconscient devient hybride, Lacan a pu l’appeler jaculation. « Ce que nous posons avec le nœud borroméen va déjà contre l’image de la concaténation. Le discours dont il s’agit ne fait pas chaîne […] Dès lors la question se pose de savoir si l’effet de sens dans son réel tient à l’emploi des mots ou bien à leur jaculation. […] On croyait que c’étaient les mots qui portent. Alors que si nous nous donnons la peine d’isoler la catégorie du signifiant, nous voyons bien que la jaculation garde un sens isolable[30]. » Pour conserver ce lien d’un effet de sens qui demeure, sans pour autant croire en la portée d’une énonciation, Lacan en vient à poser l’existence d’un effet de sens réel. « L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas imaginaire. Il n’est pas non plus symbolique. Il faut qu’il soit réel. Ce dont je m’occupe cette année, c’est de penser quel peut être le réel d’un effet de sens[31]. »
Cette interprétation n’est pas de l’ordre d’une traduction par ajout d’un signifiant deux par rapport à un signifiant Un. Elle ne vise pas la concaténation ou la production d’une chaîne signifiante. Elle prend acte de la nouvelle visée du serrage du nœud autour de l’évènement de corps et de l’inscription qui peut être notée (a) en un usage renouvelé. « Le fameux concept de la lettre, qui est fait pour surclasser la dichotomie du signifiant et de l’objet[32]. »
Lacan a déjà utilisé ce terme de jaculation pour rendre compte de la force du texte poétique, que ce soit à propos de Pindare[33]ou d’Angélus Silesius et sesjaculations mystiques[34]. Ou bien encore, il fait du Poordjelide Serge Leclaire, formalisation hors-sens de différents éléments du fantasme, « une jaculation secrète, une formule jubilatoire, une onomatopée[35] », comme il fait du « Fort-Da » une jaculation. Dansle Séminaire sur l’objet de la psychanalyse il reprend les premières phrases du premier Séminaire sur l’action du maître zen : « […] chacun sait qu’un exercice zen, ça a tout de même quelque rapport, encore qu’on ne sache pas bien ce que ça veut dire, avec la réalisation subjective d’un vide…le vide mental qu’il s’agit d’obtenir et qui serait obtenu, ce moment singulier succédant à l’attente, qui se réalise parfois par un mot, une phrase, une jaculation, voire une grossièreté, un pied de nez, un coup de pied au cul. Il est bien certain que ces sortes de pantalonnades ou clowneries n’ont de sens qu’au regard d’une longue préparation subjective […].[36] » Nous pouvons maintenant ajouter que Linji a été, dans le zen l’inventeur et celui qui sût au mieux pratiquer ce que Demiéville traduit par éructation. « Une éructation, procédé inimitable de la maïeutique Chan ; Lin-tsi passe pour en avoir été le virtuose le plus consommé sinon l’inventeur[37]. »
Jacques-Alain Miller a donné de cette jaculation une version renouvelée qui lui donne toute sa portée. Il considère que Lacan passe au-delà de l’atome Saussurien liant le son et le sens en faisant recours à la voix. « Un énoncé est …soumis à la matrice binaire de l’énoncé et de l’énonciation, qui font deux.Je dirais aujourd’hui que la vocifération, dont je fais le troisième terme après celui de proposition et celui d’énoncé, surmonte la division de l’énoncé et de l’énonciation. La vocifération est énoncé-énonciation comme indivisible. […] Elle ne se met pas à distance de qui vocifère. Et quand il n’y a pas dequi, ça se dit tout ensemble. Autrement dit, la vocifération inclut son point d’émission[38]. »
Ce qui est appelé jaculation dans le Séminaire XXII, comme désignant un effet de sens réel, devient dans le Séminaire XXIV le signifiant nouveau. « Quand il en appelle à un signifiant nouveau, il s’agit, en fait, d’un signifiant qui pourrait avoir un autre usage, …un signifiant qui serait nouveau, non pas simplement parce qu’ainsi il y aurait un signifiant de plus, mais parce qu’au lieu d’être contaminé par le sommeil, ce signifiant nouveau déclencherait un réveil[39]. »
Ce réveil est connecté à la production d’un effet de sens réel comme production d’un vide subjectif. Ainsi, dans son dernier enseignement, Lacan dessine, au sens propre, avec le nœud une modalité du traitement de la disruption de la jouissance par l’Une bévue. Il reformule pour cela les termes classiques des instruments de l’opération psychanalytique : l’Inconscient, le Transfert, l’Interprétation pour en proposer de nouveaux : le parlêtre, l’acte, la jaculation tous trois soumis à la logique du Yad’l’Un, jaculation centrale dans le dernier enseignement de Lacan.
De la vérité à l’écriture
À la fin de l’analyse, vient un moment où ça ne s’interprète plus. Vient un rêve où une formulation du symptôme qui s’impose. Les récits de passe en témoignent et récemment, on peut renvoyer au témoignage de Clotilde Leguil. C’est l’équivalent d’un axiome, pour les théories formelles, sauf que l’axiome y est au départ, comme le dire qui ne peut être interprété. Qui sera en dehors de l’univers de discours qu’on va construire. Étant donné un certain nombre d’axiomes sur lesquels il ne sera rien dit, alors on construit un univers de discours qui engendre des propositions qui se déduisent des axiomes. Après, tout s’interprète, tout se déduit, les propositions engendrées vont pouvoir relever du vrai et du faux. À la fin des amours avec la vérité, on a comme un axiome. Quelque chose qui vient s’écrire sur lequel il n’y a pas grand-chose à dire. Ça dit tout. C’est l’effet « ça dit tout » qui est comme un axiome. Le récit de passe de Clotilde Leguil[40]se termine par un rêve qui reprend différents récits sur les mauvaises eaux qui peuvent causer la mort. Ces différentes significations se condensent en une lettre O. Mais dans un rêve supplémentaire, le père mort revient en inscrivant un numéro de téléphone dans une tentative de le donner à sa fille. Il ne reste de ce numéro de portable que les deux chiffres 0 et 1. Le O dans lequel se réduisaient les effets de sens des récits sur la mort, se réduit encore davantage. Ce n’est pas le O d’une lettre, c’est le 0 d’un chiffre. Nous touchons là du doigtà l’atome de signification évoqué par Lacan à propos de Glover. On passe du O d’une lettre qui peut équivoquer avec l’eau qu’on ne boit pas, le O du groupe sanguin, qui vient marquer la filiation réduite à une lettre. Et la lettre O peut faire passer le sujet d’un sentiment de dénuement, au moment où il se sépare de l’analyste, à l’urgence du dénouement. Une lettre fait basculer le sens. Plus profondément, dans le rêve, dans lequel le père mort laisse un numéro pour l’appeler, le message se réduit à 0#1. C’est l’opposition fondamentale entre le rien et quelque chose. Elle inscrit sous la forme la plus ramassée tout ce qui se jouait autour du fait d’être la première enfant, transformée en exigence surmoïque d’être la première. La voilà réduite à une écriture. Ensuite, le 0, vient marquer l’alternance minimale de ce qui peut venir à l’être. Cela fait valoir que pour Lacan, sous le nom de la lettre et de son instance, bien plus que le graphème, vient le chiffre, la lettre mathématique.
Derrière la lettre mathématique, l’opposition entre le 0 et le 1, est fondamentale pour venir marquer l’inscription de ce qui se noue de jouissance autour du 0#1. S’introduit alors toute la topologie de l’enroulement des signifiants autour de cette écriture. Dire que toutes les significations traversées dans l’analyse, finalement s’accrochent à 0#1, fait comprendre ce que Lacan dit dans le Séminaire XXIII où tous les signifiants viennent s’articuler autour d’une écriture. L’écriture n’est plus du tout ce qui vient transcrire la parole, comme le graphème en tant qu’elle transcrit ce qui s’articule de la parole. C’est l’écriture des nœuds borroméens, l’écriture RSI qui vient border les trous du trauma dans le corps autour duquel tous les récits signifiants vont s’accrocher dans une chaîne, en son sens le plus généralisé. Cet inconscient qui se lie, est vraiment l’inconscient en tant qu’il est au plus proche du trauma, du surgissement traumatique. C’est à partir de cette écriture première sur le corps que tout le reste va se nouer. Nous voyons comment il nous faut franchir au cours de l’analyse les différentes équivoques des mythes subjectifs. Cela à partir des formations de l’inconscient, qui à l’occasion viennent se donner à voir dans le rêve comme rébus, disait Freud. Ce mode d’écriture permet d’atteindre le point où l’on passe d’un mode d’écriture imaginarisé encore à un point d’ombilic fondamental. C’est le lien à un trauma qui ne peut pas s’imaginariser dans l’écriture du rêve et qui viendra marquer de l’ordre du 0#1, ce qui vient surgir, se marquer comme trou dans le corps. Ce chiffrage relève de l’écriture au sens le plus fondamental, l’écriture topologique qui devient l’excellence de la lettre mathématique pour Lacan, à mesure qu’il la met au point et ce qu’il se forge une topologie à sa main, comme il l’avait fait pour sa linguisterie. Sa topologie, est le mode d’écriture qu’il arrive à utiliser, qui tire parti d’un certain nombre de propriétés des surfaces non orientées et des nœuds pour écrire tous les signifiants dans le champ de la jouissance et non pas simplement dans le champ linguistique. Il peut alors montrer que ce qui vient s’accrocher est toujours imprégné d’une marque traumatique de jouissance au sens le plus profond. Les différentes pelures d’oignons qui entourent le noyau du sujet, se défont jusqu’à mettre au jour ce nouvel amour pour l’inconscient qui se lie, qui en même temps, et c’est là qu’on peut reprendre « la contingence je l’ai incarnée du cesse de ne pas s’écrire, car il n’y a là rien d’autre que rencontre, la rencontre chez le partenaire des symptômes, des affects de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil, non comme sujet mais comme parlant, de son exil du rapport sexuel[41] ».
L’interprétation comme événement
Jacques-Alain Miller a noué la question de l’interprétation dans le dernier enseignement de Lacan à celle du symptôme de façon décisive : « Cette définition du symptôme comme événement de corps rend beaucoup plus problématique le statut de l’interprétation qui peut y répondre[42]. » Le symptôme devient, à partir de ce moment lié à l’incidence de la langue sur le corps. « Ce sera ramassé d’une façon peut-être excessivement logicienne par Lacan dans la formule “le signifiant est cause de jouissance”, mais cela s’inscrit dans la notion de l’événement fondamental de corps qui est l’incidence de la langue[43]. » L’écriture de la jouissance sur le corps a la structure du message inversé du premier enseignement et Lacan peut ainsi reformuler sa définition du message inversé. « C’est pourquoi Lacan peut écrire … “Le sujet reçoit certes son propre message sous une forme inversée. Cela veut dire ici sa propre jouissance sous la forme de la jouissance de l’Autre.” C’est-à-dire ce qui ici accomplit, sous cette forme encore entrevue, non développée, la corporisation de la dialectique du sujet et de l’Autre[44]. »
L’interprétation qui a chance de répondre à l’écriture corporisée du symptôme est non seulement un hybride entre parole et écriture, mais elle doit tenir compte de la conséquence cachée qu’implique cet hybride. Dans le signifiant saussurien, ce qui tient lieu d’écriture est l’atome qui lie ensemble le signifiant et le signifié. Une fois que ce lien est dénoncé dans son caractère artificiel et rendu au lien à construire entre écriture et parole, alors la parole se retrouve animée d’une nouvelle dimension, celle de la voix qui y était cachée. C’est la voix qui fait retour dans la jaculation comme usage nouveau du signifiant. Le retour de cette voix a pu être nommé par Jacques-Alain Miller comme vocifération. « À la parole, la vocifération ajoute. Elle ajoute la valeur, la dimension et le poids de la voix[45]. » La voix rompt avec le lien de l’énoncé et de l’énonciation. La jaculation se veut énoncée d’une place qui n’est plus énonciation du sujet, elle est énoncée de la place de « plus-personne ». « La place de Plus-Personne, c’est sans doute la place du sujet, mais une place conçue et nommée par Lacan comme étant le rond brûlé dans la brousse de la jouissance …c’est ce qui se vocifère de la place de Plus-Personne. »
Lacan se demande alors comment rendre compte du fait que si le signifiant est cause de la jouissance, il faut se demander comment cette jouissance peut échapper à l’auto-érotisme du corps et encore répondre à la jaculation interprétative. « Il faut quand même soulever la question de savoir si la psychanalyse …ça n’est pas ce qu’on peut appeler un autisme à deux ? Il y a quand même une chose qui permet de forcer cet autisme, c’est justement que la langue est une affaire commune[46]. »La jouissance est auto-érotique, mais la langue elle n’est pas une affaire privée. Elle est commune. Et Lacan explore les ressources de ce qui peut permettre à l’analyste de faire résonner autre chose que le sens, quelque chose qui évoque la jouissance dans la langue commune. Il y a d’abord la poésie. « Ces forçages par où un psychanalyste peut faire sonner autre chose, autre chose que le sens, car le sens, c’est ce qui résonne à l’aide du signifiant ; mais ce qui résonne, ça ne va pas loin… [dans] ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique […] Les poètes chinois ne peuvent pas faire autrement que d’écrire[47]. »
Mais l’écriture poétique chinoise n’est pas seulement l’incarnation d’un lien nouveau entre la parole et l’écrit. Elle inclut aussi une modalité de la voix, de la vocifération, sur le mode d’une certaine psalmodie, d’un chantonnement, s’appuyant sur le jeu entre les accents toniques propres à la langue chinoise. « Il y a quelque chose qui donne le sentiment qu’ils n’en sont pas réduits là, c’est qu’ils chantonnent, c’est qu’ils modulent, c’est qu’il y a ce que François Cheng a énoncé devant moi, à savoir un contrepoint tonique, une modulation qui fait que ça se chante[48]. »
La prise en compte des différentes dit-mansions dans l’usage nouveau du signifiant que permet l’interprétation permet à Lacan de rompre avec la conception saussurienne du signe et la linguistique qui s’en est déduite. « La linguistique est quand même une science que je dirais très mal orientée. Si la linguistique se soulève, c’est dans la mesure où un Roman Jakobson aborde franchement les questions de poétique. La métaphore, et la métonymie, n’ont de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction d’autre chose. Et cette autre chose dont elles font fonction, c’est bien ce par quoi s’unissent, étroitement, le son et le sens. » L’usage que fait le psychanalyste de la métaphore et de la métonymie n’a cependant pas la même visée que le poète qui vise l’effet esthétique, qui libère un plus de jouir qui lui est propre. Le psychanalyste, comme dans le mot d’esprit doit viser l’éthique, c’est-à-dire la jouissance. « C’est même en ça que consiste le mot d’esprit, ça consiste à se servir d’un mot pour un autre usage que celui pour lequel il est fait. Dans le cas de famillionnaire, on le chiffonne un peu ce mot ; mais c’est bien dans ce chiffonnage que réside son effet opératoire[49]. » La poétique nouvelle que Lacan met au jour par l’interprétation n’est pas liée au beau, mais elle touche à la jouissance comme le mot d’esprit qui déclenche un plus de jouir particulier. « Nous n’avons rien à dire de beau. C’est d’une autre résonance qu’il s’agit, à fonder sur le mot d’esprit. Un mot d’esprit n’est pas beau, il ne se tient que d’une équivoque, ou, comme le dit Freud, d’une économie[50]. »
Ce nouvel usage dans cette nouvelle visée définit bien alors le signifiant dans un usage nouveau, voire la possibilité de production d’un signifiant nouveau, sur mesure. « Pourquoi est-ce qu’on n’inventerait pas un signifiant nouveau ? Nos signifiants sont toujours reçus. Un signifiant par exemple qui n’aurait, comme le Réel, aucune espèce de sens. On ne sait pas, ça serait peut-être fécond. Ça serait peut-être fécond, ça serait peut-être un moyen, un moyen de sidération en tout cas. »
Le signifiant nouveau permet d’élever le dire à la hauteur d’un événement, comme le symptôme. « Remarquez j’ai pas dit la parole, j’ai dit le dire, toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles. Un dire est de l’ordre de l’événement[51]. »
Le pouvoir qu’attribue Lacan à ce nouvel usage du signifiant est une action directe sur le symptôme. Il utilise à ce propos une curieuse expression, celle « d’éteindre » le symptôme. « C’est pour autant qu’une interprétation juste éteint un symptôme, que la vérité se spécifie d’être poétique[52]. »
Comment comprendre ce verbe éteindre. Je proposerais de faire retour au « miroir spirituel » qui ouvrait notre texte et de relire maintenant un paragraphe qui concerne l’impact du dire, et où se nouent la lueur et une extinction de l’éclat. « Quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien[53]. » Le signifiant nouveau vient s’inscrire sur une surface où nulle lueur de sens ne vient s’inscrire. Il reste la pure trace d’un hors-sens qui a fini par éteindre les faux chatoiements de la croyance au symptôme.
[1]Lacan, J., « Position de l’Inconscient » (1964), Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 834.
[2]Lacan, J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris, 1975, p. 7.
[3]Ibid.
[4]Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 261.
[5]Diény J.-P., Paul Demiéville (1894-1979) in : École pratique des hautes études, 4èmesection, Livret 2. Rapport sur les conférences des années 1981-1982, pp. 23-29.
[6]Lacan, J., Écrits, op. cit., p. 364.
[7]Lacan, J., Le Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », inédit.
[8]Cf. Heidegger M., « Logos »,trad. J. Lacan, pp. 59-79.
[9]Lacan, J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, Seuil, Paris, 1998, p. 458-459.
[10]Lacan, J., Écrits, op. cit., p. 593.
[11]Lacan, J., Le Séminaire XIV, « La logique du fantasme », leçon du 21 juin 1967, inédit.
[12]Ibid.
[13]Ibid.
[14]Lacan, J., Écrits,op. cit., p. 594.
[15]Ibid.
[16]Ibid., p. 594-95.
[17]Miller, J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, Navarin, Paris, 1996.
[18]Miller, J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, n°34, Navarin, Paris, 1996.
[19]Ibid.
[20]Ibid.
[21]Ibid.
[22]Ibid.
[23]Ibid.
[24]Ibid.
[25]Lacan J., LeSéminaire XXII, « R.S.I »,Séance du 11 février 1975. Texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n° 4, p. 95-96.
[26]. Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », la Cause freudienne, n° 56, Paris, Navarin, mars 2004, p. 77.
[27]Ibid.
[28]Ibid., p. 78.
[29]Ibid, p. 85.
[30]Lacan J., LeSéminaire XXII, « R.S.I », op. cit., pp. 96-97.
[31]Ibid.
[32]Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, 2000.
[33]Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Seuil, Paris, 2001, leçon du 21 juin 1961, p. 433. Lacan parle de la « jaculation célèbre de Pindare ».
[34]Lacan J., Le Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », op. cit., séance du 1er décembre 1965.
[35]Lacan J., Le Séminaire XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » (1964-1965), le 27 février 1965, inédit.
[36]Lacan J., Le Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », op.cit.
[37]Cf. Demiéville P., Entretiens de Linji, Fayard, Paris, 1972, cite par Nathalie Charraud, “Lacan et le Buddhisme Chan” La Cause freudienne,n° 79 (2011/2013), p. 123.
[38]Miller, J-A., XVIII, Nullibiété, Cours du 11 juin 2008.
[39]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Le tout dernier Lacan », Enseignementprononcédanslecadredudépartementdepsychanalysedel’universitéParisVIII,leçondu 14 mars 2007, inédit.
[40]Je m’appuie sur la version de ce témoignage présentée lors de la soirée de la passe du 21 mai 2019, encore inédite. Mais d’autres versions déjà publiées sont disponibles pour suivre le raisonnement.
[41]Lacan, J., Le séminaire, Livre XX, « Encore », Seuil, Paris, 1975,p. 131-132.
[42]Miller, J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, 2000.
[43]Ibid.
[44]Ibid.
[45]Ibid.
[46]Lacan, J., Le Séminaire XXIV, « L’insu qui sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon 10, 19 avril 1977, inédit.
[47]Ibid.
[48]Ibid.
[49]Ibid.
[50]Ibid.
[51]Lacan, J., Le SéminaireXXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit.
[52]Ibid.
[53]Lacan, J, « Propos sur la causalité psychique »Écrits, op. cit. p. 188.