L’insurrection permanente
L’insurrection permanente
Véronique Voruz
Ma vie durant, pour des raisons contingentes – chez moi c’était l’Église et l’Armée, du côté de ma mère une lecture littérale et moralisatrice des textes religieux prévalait, du côté de mon père, rejeton d’une longue lignée militaire, c’était la fascination pour les horreurs de l’histoire – je me suis orientée de la même question : quelle part de liberté reste-t-il pour les êtres parlants alors qu’ils sont si foncièrement, si fondamentalement, effets des discours au sein desquels ils émergent et se mettent en sens, s’historicisent, s’hystorisent.
Quelque chose en moi faisait, et fait toujours, insurrection à l’empire du sens. C’est sur ce point que s’est faite ma rencontre avec la psychanalyse. Il y a un « déterminisme échevelé [1] » des sujets de la parole : nous puisons notre sens dans les discours de nos familles, de nos pays, de notre temps, tout en en méconnaissant la contingence. La liberté est donc un pari non naïf qui requiert un travail à rebours de l’imbrication du sens et de la jouissance – cette imbrication, ce tissage de sens joui qui fait l’étoffe, la tonalité affective d’une vie. Comment être libre sans être fou : la marge de manœuvre ouverte aux êtres parlants n’est pas large.
L’expérience analytique n’est d’ailleurs pas sans être affine à la folie : ceux qui ont le désir insondable de pousser une analyse à son terme se trouvent, eux aussi, séparés, extraits du sens commun, avec les conséquences imprévues que cela implique quant à la conduite d’une vie : prendre à sa charge l’élaboration d’un savoir toujours renouvelé – l’alternative étant délirante –, mais aussi avoir à loger, au jour le jour, l’urgence, la poussée de la vie pulsionnelle une fois qu’elle est libérée du fantasme. Comment en effet vivre la pulsion sans le secours de cette machine à jouir ? Il n’y a pas de réponse qui vaille pour tous, c’est à chacun d’inventer, à partir de l’irréductible de sa jouissance, un traitement de cette urgence qui ne saurait se satisfaire des leurres précédemment en usage.
Le désir tel que Lacan l’a conçu est atopique, métonymique, hérétique. Son enseignement est une objection de plus en plus radicale à la normativation du désir des êtres parlants par les discours. Lacan fut, lui-même, insurrection permanente contre l’effet délirant du signifiant, qui est d’induire la croyance par le simple fait de corréler un S2 à un S1. Il a fait de la psychanalyse un dispositif inédit pour produire un nouvel effet de sujet s’ajoutant aux effets de sujets existants, produits des autres discours qui donnent son sens au vivant. Le titre d’AE nomme cet effet de sujet inédit, produit hautement artificiel du discours analytique. Cet effet de sujet sans précédent dans l’histoire de l’humanité reste, au mieux, le témoignage qu’il y a quelque chose d’irrévocablement vivant, insurrectionnel chez les parlêtres, et qui fait objection à la prise de plus en plus exhaustive des êtres humains dans les discours catégoriels.
1 Miller, J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », in La Cause freudienne, 2004.