Chronos, kaïros, urgence
Chronos, kaïros, urgence
Nassia Linardou-Blanchet
Le temps est l’acteur principal dans les pièces de Tchekhov. C’est lui le maître de la vie des protagonistes. Le temps est le partenaire essentiel de T.S. Eliot dans son grand poème, Four Quartets : « Time present and time past/ Are both perhaps present in time future,/ And time future contained in time past [1]. » Le temps est donné par le poète comme a perpetual possibility, un Chronos-durée qui angoisse car rien sauf la mort ne peut être décidément conclu. L’urgence alors pourrait être seulement corrélée à l’acte du poète qui, engageant sa libido, tente de trouer l’intemporel par le « je » de la poésie qui dépasse l’angoisse. Dans Le temps logique, le moment de conclure est lié par Lacan à la modalité de l’urgence. « […] la conjonction ici manifestée se noue en une motivation de conclusion, pour qu’il n’y ait pas (de retard qui engendre l’erreur), où semble affleurer la forme ontologique de l’angoisse [2]. » C’est l’acte de conclusion contre l’angoisse. Comme le souligne Jacques-Alain Miller de façon très éclairante dans son cours, « ici la conclusion est intrinsèquement liée au moment où elle est atteinte et si, à ce moment, il laisse passer l’occasion de conclure, il ne peut plus conclure valablement [3] ». Autrement dit, si le prisonnier ne saisit pas l’occasion pour sortir, les deux autres sortiront et il ne pourra plus conclure valablement qu’il est blanc. Il serait obligé de conclure qu’il est noir. L’acte de la conclusion est donc lié au temps comme occasion opportune, comme kaïros, cette autre dimension du temps chez les Grecs. Kaïros, καιρός en grec, du verbe κύρω, rencontrer, mais aussi κείρω, couper. Kaïros est le moment décisif où nous coupons, nous interrompons le temps dans sa durée par un acte. Panta rhei, la vie coule au fil du temps mais l’urgence de la vie est un kaïros à saisir.
1 Cf. Eliot, T. S., Burnt Norton I.
2 Lacan, J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipé », Écrits, Seuil, Paris, 1996, p. 207.
3 Miller, J.-A., « Les us du laps », Enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris 8, leçon du 3 mai 2000, inédit.