Mercredi dernier à Tel-Aviv…
Mercredi dernier à Tel-Aviv…
Netta Nashilevich
A quel moment quelqu'un décide-t-il de descendre dans la rue? Protester au grand air avec son corps? S’identifier avec d'autres contre ou pour quelque chose perçu comme étant insupportable?
Mercredi dernier, une importante manifestation israélo-éthiopienne s'est déroulée dans le centre de Tel-Aviv. Ce jour-là, je n’ai pu rentrer chez moi que tard, après minuit. De nombreux collègues n'ont pu, eux non plus, venir assister aux cours de notre Section Clinique, à cause des embouteillages dans tout Tel-Aviv.
Selon les médias, des milliers de personnes participaient à la manifestation contre les brutalités de la police, et le racisme envers un jeune Israélien-Ethiopien, Yéhuda Biagada, abattu par la Police quelque temps auparavant. Cet acte a fait descendre dans la rue la communauté israélo-éthiopienne dans une manifestation qu’ils ont appelé « Douleur et Frustration ».
Lors d’une interview réalisée à la fin de la manifestation, le chef de la police a déclaré : « Des milliers de membres de la communauté israélo-éthiopienne ont exprimé aujourd’hui leurs protestations de manière imposante, digne et légitime. Le dialogue continu du Commandement du District de Tel-Aviv avec les dirigeants de la communauté a laissé sa marque sur une manifestation organisée et digne. »
Rentrant à la maison dans un train bondé, plein de jeunes Israéliens-Ethiopiens, j’en voyais quelques uns partageant leurs photos et leurs vidéos de la manifestation, parlant à haute voix et exprimant leur satisfaction de l'événement et de l'interruption qu'il a causé dans la vie ordinaire de Tel-Aviv.
A ce moment, deux choses m’ont interpellées :
Tout d’abord, les propos de Tony Morrison lors d’une interview sur le Racisme, donnée en 2017. Elle s’y référait aux Emeutes de Los Angeles de 1992, qui ont éclaté après l'acquittement des quatre officiers de police jugés pour avoir utilisé une force excessive à l’encontre de Rodney King, un ouvrier du bâtiment afro-américain. Elle s’y référait à deux moments: lorsque les enregistrements qui montraient les policiers frappant Rodney King furent diffusés à la télévision, et à la fin du process, une année plus tard, lorsque les émeutes commencèrent. Que c’était-il passé entre ces deux moments ?
Morrison s’est exprimée non pas sur la violence et l'anarchie durant les journées d'émeutes, mais plutôt sur la retenue et la longue attente. Ce n’était pas spontané, mais il s’est écoulé un laps de temps où rien n'a été fait, un temps d'attente avant une réaction qui n’a finalement pas eu lieu[1].
Ensuite, je me suis souvenue des propos d’Éric Laurent lors de la soirée ZADIG à Bruxelles en décembre dernier, dans une conférence intitulée : « Les discours qui tuent[2] ». Laurent s’y réfère à un ouvrage récent de Judith Butler intitulé Towards the Performative Theory of Assembly[3], en anglais, où elle continue avec sa soit-disante théorie « performative » de la sexuation aussi au niveau du groupe. Elle décrit le besoin d'une communauté ou de réunions communautaires, basé sur le fait qu'il ne peut être reconnu par le discours commun, et c'est plutôt l’impossibilité de représentation qui le définit et qui en même temps, définit la possibilité d’un lien social créé par ceux qui sont exclus de la représentation. Il souligne la puissance des mouvements du genre Occupation. « Être là, se tenir debout, respirer, se déplacer, rester immobile, parler, se taire sont autant d’aspects d’un rassemblement soudain, d’une forme imprévue de performativité politique. Il importe que les places publiques débordent de monde, que des gens viennent y manger, y chanter, y dormir, et qu’ils refusent de céder cet espace… je serai transformé par les connexions avec les autres.[4] »
C'est à chacun de répondre à la question : Qu’est-ce donc qui pousse quelqu’un à descendre dans la rue pour manifester ? Mais dans le même temps, il s’agit d'une urgence subjective qui marque la différence entre la jouissance de l’un et l’identification aux autres.
Traduction de Danielle Lieber
3 Butler J., Rassemblement, pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016.
4 Cité par Eric Aeschimann in « Comment vivre dans ce monde? », L’Obs., 8 décembre 2016 (footnote 10 dans le texte d’Éric Laurent).